Religio, Ligare, Ligamentum: Lier ou libérer?
Réflexion sur la foi, la moralité et la démocratie : interroger la vertu religieuse comme fondement moral de la démocratie à travers Alexis de Tocqueville
Table des matières
Note de l’auteur
Résumé
Introduction : Effondrement moral et transformation de la religion.
Le diagnostic de Tocqueville : l’aliénation et la crise de la vertu.
Survie sacrée : réponse dialectique à Tocqueville.
Pédagogie afro-diasporique : le Vaudou comme cadre moral.
Cadres de libération : pédagogie morale révolutionnaire.
Fidel Castro : de l’éthique jésuite à la conscience révolutionnaire.
Paulo Freire : l’éducation comme éveil moral sacré.
Épilogue : La quête d’une structure morale dans le libéralisme tardif.
Les Simpson : Relier ou libérer ?
Conclusion : Du nihilisme à la mémoire révolutionnaire.
Bibliographie
Note de l’auteur
Cet hiver 2025, j’ai suivi mon premier séminaire avancé en théorie politique—et il portait entièrement sur Alexis de Tocqueville. Il a vécu de 1805 à 1859, observant et analysant l’essor de la démocratie moderne en Occident.
Dans le syllabus, mon professeur décrivait sa pensée politique comme étant « empiriquement et historiquement ancrée, tout en étant théoriquement complexe. Il a identifié de nombreuses inquiétudes quant à la trajectoire de la démocratie moderne qui résonnent encore aujourd’hui, et a offert de nombreuses prédictions qui se sont révélées prophétiques avec le recul. »
Et franchement ? Eh bien… c’était exactement ça.
Dès ce tout premier cours—quand j’ai présenté sur L’Ancien Régime (Partie II) et que j’ai déclaré, avec audace, que la Révolution française n’avait pas été une vraie révolution—j’ai su que je m’embarquais pour un voyage rempli de contradictions chez Tocqueville. Et j’étais ravi·e.
Je suis tombé·e amoureux·se de lui, dans toute sa complexité. Il m’a surpris·e. Il m’a déçu·e. Il m’a éclairé·e. Il m’a fait rire.
Cet essai est l’aboutissement de ce parcours : une réflexion sur la démocratie, la moralité et la mémoire. C’est ma tentative de tracer les traditions sacrées enfouies sous l’effondrement—ces cadres moraux qui subsistent longtemps après la chute du centre. C’est aussi un acte d’imagination : me demander comment une conscience collective pourrait être reconstruite, non depuis les sièges du pouvoir, mais depuis les marges de l’histoire.
J’écris depuis la perspective d’un·e Ewe d’Afrique de l’Ouest, vivant dans le ventre du monde occidental à travers la survie de ma famille face à la colonisation. En honorant ces traditions enfouies, j’honore les luttes—et les rêves—qui continuent à s’élever d’en bas.
Résumé
Ce texte remet en question l’anxiété persistante d’Alexis de Tocqueville face à une démocratie sombrant dans la ruine morale. Mais voici le retournement : Tocqueville, comme tant d’autres penseurs imprégnés d’hypothèses eurocentriques, est passé complètement à côté. Il a cherché la moralité au mauvais endroit—vers le haut, du côté des institutions du pouvoir—alors qu’il aurait dû regarder vers le bas et vers l’extérieur, vers les communautés repoussées aux marges.
À travers le prisme du Vaudou haïtien, de l’éthique décoloniale de Christiane Essombe, de la pédagogie révolutionnaire de Fidel Castro et du cadre libérateur de Paulo Freire, cet essai explore comment les traditions sacrées—souvent méprisées ou diabolisées—ont en réalité servi de réservoirs profonds de clarté morale et de résistance politique. Loin de s’effacer face à la modernité libérale, ces traditions ont perduré, se sont adaptées, et ont continué à façonner des visions de liberté et de justice enracinées dans la lutte et la mémoire collective.
Ce n’est pas seulement une question de récupération du passé. C’est un appel à réimaginer notre manière de vivre, de lutter et de prendre soin les un·es des autres, à une époque où l’échafaudage moral de l’empire s’effondre. L’avenir ne sera pas sauvé par les institutions—il sera bâti par ceux et celles qui savent encore créer du sens au milieu des ruines.
Introduction: Qu’advient-il d’une société qui perd sa fondation morale ?
Alexis de Tocqueville s’est posé cette question en réfléchissant aux bouleversements laissés par la Révolution française. Il craignait que la démocratie, une fois séparée de la religion, ne s’effondre dans l’égoïsme, l’apathie et le désespoir. La religion, selon lui, avait autrefois contenu ce qu’il appelait « la folie du cœur ». Elle donnait à la liberté un sens de la responsabilité. Sans elle, la société dériverait sans but, produisant des individus isolés, incapables d’agir pour une cause commune.
Tocqueville n’était pas seulement philosophe, mais aussi homme politique, marqué par les turbulences de la France du début du XIXe siècle. Ayant vécu la chute de la Monarchie de Juillet et l’instabilité de la Seconde République, il défendit l’abolition et l’ordre constitutionnel—tout en soutenant le colonialisme et la répression des soulèvements socialistes. Bien qu’il louât la liberté, il choisissait souvent l’ordre plutôt que la liberté face aux agitations révolutionnaires.
Sa carrière politique prit fin après son opposition au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, et il mourut plus tard de la tuberculose en 1859, à l’âge de cinquante-trois ans. Son mariage avec Mary Mottley, jugé trop libéral et protestant par sa famille aristocratique, reflétait ses tensions personnelles entre tradition et changement. Au-delà de la compagnie, Mottley fut son éditrice et sa collaboratrice intellectuelle, influençant notamment De la démocratie en Amérique, où ses remarques affinèrent les observations de Tocqueville sur l’ordre social en mutation. Son catholicisme, lui aussi, était pragmatique plutôt que dévotionnel : il voyait la religion comme un ciment social nécessaire plutôt qu’une vérité spirituelle ultime.
Le monde religieux que Tocqueville hérita avait été irrémédiablement transformé. Avant la Révolution de 1789, l’Église catholique était l’un des grands piliers de la monarchie française : elle contrôlait d’immenses terres, percevait la dîme, monopolisait l’éducation et renforçait la hiérarchie sociale. Les biens de l’Église furent saisis par l’État, les privilèges du clergé abolis, et l’éducation laïcisée. L’autorité religieuse fut dépouillée de son pouvoir politique et confinée de plus en plus à la sphère privée. La foi, autrefois inséparable de la vie civique, devint un vestige fragile—suspecte aux yeux des républicains, nostalgique aux yeux des conservateurs. Tocqueville grandit dans une société où la religion ne commandait plus la vie publique, mais où son absence révélait à quel point la démocratie pouvait facilement perdre son ancrage moral.
C’est dans ce contexte politique, social et religieux que Tocqueville forma ses craintes sur l’effondrement moral—un contexte partagé, bien que différemment compris, par son contemporaine Harriet Martineau. Là où Tocqueville percevait une décadence morale parmi les opprimés, Martineau découvrait des systèmes éthiques vibrants—éducation clandestine, sociétés d’entraide mutuelle, réseaux coopératifs—qui défiaient les récits dominants de désordre social.
Pourtant, Tocqueville mécomprit la réalité plus profonde. Ce qu’il voyait comme un effondrement de la vertu n’était pas causé par l’irréligion ou l’ignorance. C’était le résultat de l’aliénation—de la séparation des peuples d’avec les mondes moraux qu’ils avaient historiquement habités. Ces traditions n’étaient pas confinées aux églises ou aux élites aristocratiques. Elles vivaient dans les rituels, les enseignements oraux, le droit coutumier, les rites saisonniers et les pratiques communautaires—des structures de sens forgées et transmises par les gens ordinaires, même au sein de hiérarchies rigides.
C’est l’avènement de l’empire, du capitalisme et de la modernité bureaucratique qui brisa ces mondes moraux. La religion se raidit en réglementation ; l’éducation en endoctrinement ; la moralité en coercition. Cet essai retrace les pédagogies sacrées que Tocqueville ne put voir—ensevelies mais jamais détruites. À travers le témoignage de Martineau, l’esprit révolutionnaire du vaudou haïtien, l’éthique décoloniale de Christiane Essombe, la formation morale de Fidel Castro et l’éducation libératrice de Paulo Freire, nous suivrons la mémoire sacrée qui persiste—et comment elle ressurgit aujourd’hui, des mouvements révolutionnaires aux salles de classe, des dessins animés aux espaces numériques où le sens s’effondre et doit être reconstruit.
Même dans un monde fracturé, le sacré n’a pas disparu. Il lutte encore pour être souvenu—et renaître.
Le diagnostic de Tocqueville : aliénation et crise de la vertu
Il regarda la Révolution française avec horreur, n’y voyant pas une libération mais une désorientation :
« Lorsque la Révolution française renversa à la fois les lois civiles et religieuses, l’esprit humain perdit son équilibre. Les hommes ne savaient plus où s’arrêter ni quelle mesure observer. » [1]
Sans ancrage éthique—ce qui provenait autrefois de la religion—la liberté devenait frénésie. À ses yeux, la liberté sans discipline intérieure mènerait à l’autodestruction :
« Celui qui désire trop ardemment la liberté… doit nécessairement tomber dans la servitude. » [2]
La France, pensait-il, avait perdu son ancre. Le peuple avait oublié comment penser politiquement :
« La vie politique avait été si longtemps et si complètement éteinte… » [3] et bien que « tout le monde soit mécontent, » [4] il manquait les outils moraux pour reconstruire.
Pour Tocqueville, la religion n’était pas simplement une croyance—c’était une colle sociale, l’architecture silencieuse sous la démocratie. Il déplorait que « la foi chrétienne ait été furieusement assaillie, mais qu’aucune tentative n’ait été faite pour ériger une autre religion sur ses ruines, » [5] laissant un vide comblé par la passion, non par le principe. À ses yeux, le socialisme n’offrait que la dépendance, non la vertu :
« L’assistance donnée par l’État… tarit la source des vertus privées. » [6]
Tocqueville craignait un monde où l’État remplace la conscience, où « le pauvre homme… a le droit d’exiger une aide, » [7] et où la gratitude se flétrit en ressentiment. Il avertissait que l’aide fournie par l’État « se substitue à la compassion des hommes, » [8] asséchant les vertus privées qui soutiennent la vie sociale. Mais la vision de Tocqueville avait ses limites. Il craignait une démocratie sans formation morale, mais ne se demandait jamais pourquoi les conditions de cette formation avaient été si inégalement réparties.
Par exemple, Il croyait qu’avant l’émancipation, les esclaves devaient être éduqués dans la religion, l’intellect et la moralité. Pourtant, il admettait que l’esclavage lui-même empêchait ces conditions :
« Si toutes ces préparations ne peuvent être faites dans un état d’esclavage… y insister, c’est… déclarer qu’il ne cessera jamais. » [9]
C’est le paradoxe qu’il ne put résoudre—exiger la vertu de ceux enchaînés tout en leur refusant les conditions de leur croissance.
Il voyait que l’esclavage engendrait « ces vices auxquels l’esclavage donne naturellement naissance, » [10] et avertissait que l’abolition apporterait des troubles ; mais au lieu de préparer le monde à accueillir les libres, il demandait aux esclaves d’attendre.
« Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis provient de la présence des Noirs sur son sol. » [11] Dans cette phrase glaçante, Tocqueville révèle sa peur profonde—non que les opprimés manquent de vertu, mais qu’ils revendiquent un jour leur liberté malgré tout. Il reconnaissait que « les nègres sont avides de religion, » [12] et que « les maîtres… s’opposaient à la prédication de l’Évangile aux nègres, » [13] craignant que cela n’éveille des « instincts de liberté. » [14] Il admettait même que le vrai christianisme rendrait l’esclavage intenable :
« Le christianisme est une religion d’hommes libres. » [15] Mais au lieu de défendre cette vérité, il regrettait le désordre qu’elle pouvait provoquer.
Cette peur s’étendait à sa suspicion générale envers l’assistance collective. Il croyait que lorsque l’État garantissait le soutien, il remplaçait la responsabilité morale. Les pauvres n’étaient plus des individus nécessitant la solidarité—ils devenaient des fardeaux, des « graines fertiles de discorde et de misère. » [16]
Tocqueville aspirait à la vertu, mais uniquement sous des formes qu’il reconnaissait. Il ne pouvait imaginer que la formation morale vienne après la liberté—ou des mêmes personnes qu’il jugeait « non formées. » Il exigeait la vertu avant l’émancipation, mais ne voyait pas que seule l’émancipation rend la vertu possible.
Cependant, sa contemporaine Harriet Martineau n’a pas fui ce qu’il craignait—elle l’a affronté, l’a nommé, et a écouté là où il théorisait.
« Il n’y a aucune partie des États-Unis où l’esclavage ne soit pas ressenti comme une plaie au cœur de la société. » [17]
Martineau n’écrivait pas d’en haut—elle écoutait d’en bas. Elle était sourde, femme dans un monde d’hommes, et abolitionniste dans une société suprémaciste blanche.
« Je n’avais ni santé, ni force, ni argent, ni influence, ni emploi… Je n’avais que moi-même sur qui compter, » [18] écrit-elle dans son autobiographie. Elle décrivait sa transformation comme « un affrontement courageux de mon destin, » [19] révélant non seulement une conscience de l’injustice, mais le coût personnel d’y survivre. Son exclusion physique aiguisait sa lucidité morale.
En Amérique, elle voyait clairement ce que Tocqueville évitait :
« L’esclavage tourne en dérision les idéaux américains. » [20] Elle avertissait d’une société corrompue par des morales fausses et une justice creuse :
« Il n’y a pas de tyrannie plus grande que celle perpétrée sous le bouclier de la loi et au nom de la justice. » [21]
Martineau, elle aussi, vivait des contradictions—elle conservait certaines vues paternalistes de son époque. Mais contrairement à Tocqueville, elle ne prescrivait pas par peur—elle témoignait. Tocqueville ne soutint pas la Révolution—non parce qu’il ne voyait pas l’injustice, mais parce qu’il ne prit jamais vraiment parti pour ceux qui en souffraient le plus.
Sa critique de la bourgeoisie était acerbe, mais incomplète. Il pleurait l’effondrement de la vertu aristocratique sans offrir grand-chose aux serfs qui l’avaient subie pendant des siècles. Dans L’Ancien Régime, son regard restait fixé sur les institutions et les élites—la centralisation, la monarchie, l’Église—non sur la paysannerie vivant aux marges du pouvoir. Il condamnait la décadence morale des nouvelles classes dirigeantes, mais n’imaginait pas ce que les pauvres, les ruraux ou les colonisés auraient fait de la liberté si on leur en avait vraiment donné l’occasion.
Martineau, par contraste, témoignait de ceux que Tocqueville évitait. Sa politique était imparfaite, mais son attention était différente. Elle ne théorisait pas la vertu comme un héritage de classe. Elle la cherchait chez ceux à qui structure et statut avaient été refusés. Cet acte de regarder est ce qui nous mène à Haïti—où le sacré, réduit au silence ailleurs, devint action.
Survie sacrée : réponse dialectique à Tocqueville
Pédagogie afro-diasporique : le vaudou comme cadre moral
Alors que Tocqueville craignait que le déclin de la religion n’entraîne le chaos moral, la Révolution haïtienne révèle une vérité plus profonde : le sacré n’a jamais disparu—il a migré, survécu, et enseigné la liberté depuis les marges de l’histoire. À Bois Caïman, les Africains réduits en esclavage réalisèrent une cérémonie vaudou qui n’était pas simplement symbolique, mais pédagogique. Selon les rapports coloniaux,
« un cochon, entièrement noir… les conspirateurs burent avidement son sang. Boukman jura… » [22]
Ce qu’ils jurèrent n’était pas seulement le secret, mais la solidarité. Comme l’écrit C.L.R. James, ce rituel « a forgé la cohésion religieuse, sociale et militaire des esclaves. » [23] Il a inscrit la loyauté, le courage et la discipline dans leur corps collectif—la religion non pas comme refuge, mais comme préparation. Le vaudou lui-même devint un curriculum, enseignant l’entraide et la responsabilité face à la terreur. Comme l’explique un chercheur : « La vision du monde vaudou porte des principes moraux… respect des ancêtres, obligation envers la communauté… » [24] Ce n’étaient pas les vertus privées et paternalistes de Tocqueville—c’étaient des nécessités collectives, affinées sous des conditions brutales.
Malgré une persécution coloniale incessante, le vaudou a perduré.
« Le vaudou, autrefois méprisé et persécuté, gagne en reconnaissance… les esprits appelés lwa apportent l’espoir… » [25] Il a survécu en Haïti, dans la diaspora, et dans la rébellion, offrant un langage moral enraciné non dans l’État mais dans le sacré.
Tocqueville déplorait le vide moral laissé par l’effondrement du christianisme, mais en Haïti, ce vide fut comblé par les cosmologies africaines comme Yeʋe [26], où justice, discipline et initiation étaient déjà intégrées à la vie spirituelle. Il craignait que la liberté sans religion ne s’effondre dans le chaos—mais en Haïti, les esclaves créèrent une foi révolutionnaire qui enseignait que la liberté était responsabilité.
Cette pédagogie sacrée se prolonge dans l’œuvre de Christiane Essombe, qui écrit de l’Afrique du Sud post-apartheid sur la manière dont la colonisation a « programmé » les gens à oublier comment se relier—comment appartenir les uns aux autres et à eux-mêmes. [27] Elle explique que la mémoire est une méthode, et que la guérison vient non d’une nostalgie, mais d’une « reconstruction de soi à travers la relation, l’oralité et l’affect. » [28] Par le silence, le récit et le regard, les opprimés réassemblent la vie morale à partir des fragments.
Tocqueville croyait que les esclaves ne pouvaient être libérés avant d’être formés à la vertu—mais il admettait aussi que les préparations ne pouvaient se faire dans un état d’esclavage, et qu’y insister revenait à proclamer qu’il ne cesserait jamais. [29] Il reconnaissait ce paradoxe, voyant que la foi chrétienne des esclaves contrastait brutalement avec les échecs moraux de leurs maîtres.
Pourtant, il ne pouvait imaginer que cette foi devienne fondation de libération. Bien qu’il ait noté que les esclaves avaient des désirs religieux, [30] et que « les maîtres… s’opposaient à la prédication de l’Évangile… craignant que cela n’éveille des instincts de liberté, » [31] il ne saisit pas le potentiel révolutionnaire enfoui dans ces instincts. Ce qu’il voyait néanmoins, c’est que « le christianisme est une religion d’hommes libres, » [32] et que c’était précisément ce que les esclavagistes redoutaient. Au lieu de s’en réjouir, il avertissait que « le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis provient de la présence des Noirs sur son sol. » [33] Il ne craignait pas l’échec moral, mais une liberté échappant à l’empire.
Cadres de libération : pédagogie morale révolutionnaire
Fidel Castro : de l’éthique jésuite à la conscience révolutionnaire
Alors qu’Haïti et Essombe montrent comment les mondes moraux survivent dans les marges, Fidel Castro montre comment ils peuvent être construits dans une révolution. Sa vision de la justice n’était pas seulement politique—elle était éthique, ancrée dans le pouvoir formateur de l’éducation, de la communauté et de l’expérience.
« Les valeurs éthiques me venaient de mon éducation, c’est-à-dire de l’école, des enseignants, et je dirais, de ma famille, du foyer, » [34] expliquait Fidel. « On m’a dit très tôt dans ma vie que je ne devais jamais mentir » et que son éthique « était fondée sur une éthique religieuse. » [35] Cette éthique n’était pas imposée—elle était incarnée : transmise par les aînés, façonnée par les enseignants, approfondie à travers la lutte.
« Plus tard, […] mes expériences de vie ont commencé à créer un sentiment de ce qui était mal, la violation d’une norme éthique : un sentiment d’injustice, d’abus ou de fraude. » [36] La clarté morale, pour Fidel, n’était pas abstraite—elle était vécue. Apprise dans l’enfance, éprouvée dans la vie.
En ce sens, Fidel n’était pas si différent de Tocqueville. Tous deux formés par des institutions d’élite. Tous deux héritiers d’une éthique religieuse. Tous deux témoins d’une société vacillante. Mais là où Tocqueville observait, Fidel agissait. Tocqueville pleurait la décadence de la vertu aristocratique sans jamais s’en affranchir. Il circulait dans les salons, documentant le déclin avec une élégance lucide :
« On s’étonne de la cécité avec laquelle les classes supérieures ont aidé à leur propre ruine, » [37] écrivait-il—mais lui-même restait dans ce silence. Il voyait la révolution venir mais ne la rejoignait pas. Fidel, en revanche, trahissait sa classe. Il quittait l’aristocratie non seulement politiquement, mais physiquement : rejoignant les pauvres, combattant dans les montagnes, refusant de rester spectateur.
La religion, elle aussi, n’était pas abstraite dans la Cuba de Fidel—elle était façonnée par la classe, la géographie et le pouvoir.
« Soixante-dix pour cent de la population vivait à la campagne ; il n’y avait pas d’églises rurales, » [38] notait-il. La religion n’était pas une institution populaire, mais un outil de reproduction des élites :
« Elle était diffusée principalement par les écoles privées… fréquentées par les enfants des plus riches du pays, membres de l’ancienne aristocratie ou de ceux qui se considéraient aristocrates. » [39] Cela créait un système spirituel de castes où « ces enfants étaient les seuls à recevoir une éducation religieuse, » [40] souvent pratiquée sans conviction :
« Certains n’allaient même pas à la messe… et beaucoup d’autres n’y allaient que par convention sociale… Ils ne se distinguaient pas par l’observance des principes religieux. » [41]
Cette religiosité élitiste n’était pas seulement creuse—elle était instrumentalisée.
« Ces secteurs voulaient utiliser l’Église comme un outil contre la révolution, » [42] observait Fidel, soulignant les racines étrangères du clergé et ses alliances aristocratiques :
« En général, les classes riches avaient des liens familiaux avec les évêques… Une grande partie du clergé était d’origine étrangère. » [43] Le christianisme était arrivé à Cuba non par une croyance populaire, mais par la violence coloniale :
« Il n’y avait pas de tradition de religion organisée et systématique… mais il y avait de la religiosité à Cuba. » [44] Ce qui existait, c’était un tissu de croyances : traditions animistes africaines, rituels catholiques, et spiritisme.
« Nous avions aussi un héritage africain… qui s’est ensuite mêlé aux catholiques et à d’autres religions. » [45] Ce syncrétisme devint une part de l’esprit révolutionnaire—un héritage sacré, non venu de Rome, mais des esclaves.
Fidel reconnaissait la révolution comme à la fois structurelle et spirituelle. Il plaisantait que si un Aztèque était allé en Espagne, il aurait pu trouver leurs pratiques barbares de brûler des hérétiques au lieu de faire des sacrifices. [46] Le propos n’était pas de valoriser la violence, mais de critiquer la supériorité morale eurocentrique. Tous les peuples, insistait-il, avaient connu des formes de vie religieuse. Ce qui manquait à Cuba n’était pas l’esprit, mais le système—et ce système, élitiste et hiérarchique, était devenu un outil d’oppression.
C’est pourquoi il se souvenait du Père Sardiñas, un prêtre qui ne prêchait pas une idéologie, mais offrait un lien :
« Le baptême était très important pour les paysans… une cérémonie sociale de grande signification… Sa présence a aidé à renforcer les liens du peuple avec la révolution. » [47] Tout comme la cérémonie de Bois Caïman en Haïti a fusionné religion et révolte, le baptême dans la campagne cubaine devint un rituel d’appartenance. Il ne s’agissait pas de doctrine—mais de dignité. La religion devenait relation. Formation. Confiance.
Tocqueville avertissait que la Révolution française avait produit « un nouvel ordre de révolutionnaires… dont l’audace était de la folie, » [48] qui « n’hésitaient devant aucune nouveauté, n’avaient aucun scrupule, n’écoutaient aucun argument. » [49] Ce n’était pas la folie qu’il craignait—c’était l’engagement. Fidel répondait précisément par cet engagement. Il croyait que le moral était central à la réussite révolutionnaire :
« Ceux qui ne comprennent pas que le moral est un facteur fondamental dans une révolution sont perdus, vaincus. Les valeurs et le moral sont les armes spirituelles de l’humanité. » [50] Sa révolution ne dépendait pas seulement de la force, mais de l’éducation morale.
Cette éducation, soulignait-il, venait de l’expérience et de la volonté collective :
« Quand nous contrôlions un territoire, les avions pouvaient nous repérer à l’aube ou au crépuscule… mais les compañeros qui combattaient dans la clandestinité prenaient beaucoup de risques… Les guérilleros… devenaient plus disciplinés, partageaient plus un esprit collectif… La lutte ouverte aide davantage… à faire naître la fraternité, la discipline et l’esprit de groupe. » [51]
Ce n’étaient pas seulement des tactiques—c’étaient les fondements éthiques mêmes de la révolution.
Il croyait aussi à l’humilité et à la responsabilité collective :
« Nous aurions pu dire : “Nous sommes plus forts que toutes les autres organisations. Ne partageons pas les responsabilités.”… Mais ce n’est pas ce que nous avons fait. » [52] Pour Fidel, le pouvoir ne devait pas être accaparé mais partagé. La force de la révolution venait de son refus des tentations autoritaires de son propre succès.
Cet engagement s’étendait jusqu’à la dénonciation de l’hypocrisie religieuse à l’étranger.
« Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain, » [53] citait Fidel, avant d’observer :
« Reagan et de nombreux gouvernements capitalistes font exactement cela… Les politiques colonialistes, impérialistes et fascistes sont souvent appliquées au nom de Dieu. » [54] Ce n’était pas la foi qu’il rejetait, mais les faux prophètes—ceux qui sanctifient l’exploitation.
Paulo Freire : l’éducation comme éveil moral sacré
Si Tocqueville craignait que la démocratie sans vertu ne sombre dans le désordre, Paulo Freire apporte une réponse directe—non par le contrôle étatique ou l’autorité religieuse, mais par l’éducation comme pratique morale. Tocqueville mettait en garde contre une société où l’État deviendrait non seulement « le directeur de la société », mais aussi « le maître de chaque homme… le gardien et l’instructeur. » [59] Il craignait que les individus, une fois dépendants de structures extérieures, perdent leur boussole intérieure.
À ses yeux, l’État-providence—en garantissant l’aide—risquait de remplacer la compassion par l’exigence, dissolvant la responsabilité morale dans une attente passive :
« Le pauvre homme […] a le droit d’exiger une aide, » [60] notait-il, sous-entendant que de tels droits érodaient les liens de devoir et de gratitude. Sa critique du socialisme n’était pas seulement économique, mais profondément éthique. Il voyait dans la redistribution matérielle sans formation morale une recette pour la décadence : une dépendance sans jugement, une liberté sans conscience.
Mais Freire, lui aussi, craignait cet affaiblissement de la vie morale—mais pas pour les mêmes raisons. Là où Tocqueville voyait un danger dans l’ingérence de l’État, Freire voyait un danger dans le silence imposé aux opprimés. Pour Freire, la véritable menace n’était pas l’excès d’aide, mais l’effacement moral :
« Se laver les mains du conflit entre les puissants et les impuissants, c’est choisir le camp des puissants. » [61] Son inquiétude ne portait pas sur la dépendance, mais sur l’aliénation—la manière dont les systèmes privent les gens de leur voix, de leur agentivité et de leur capacité à penser de manière critique leur propre condition. Il rejetait tout modèle éducatif qui traitait les opprimés comme des réservoirs vides à remplir, à gérer, ou à discipliner.
Au lieu de cela, il appelait à une pédagogie enracinée dans le dialogue, où l’enseignant et l’étudiant co-créent le sens à travers la réflexion et l’expérience partagées :
« L’enseignant n’est plus seulement celui-qui-enseigne, mais celui qui est lui-même enseigné dans le dialogue avec les étudiants. » [62] Le concept de conscientização [63]—la conscience critique—constitue le fondement éthique de cette approche. Il ne s’agit pas simplement de connaissance, mais d’un éveil moral : une reconnaissance de sa propre dignité, associée à un sens croissant de responsabilité envers autrui. C’est un processus lent et délibéré de devenir humain en relation avec les autres—non par le contrôle, mais par la reconnaissance mutuelle.
Contrairement au modèle de Tocqueville, où la vertu est héritée de la tradition ou de l’autorité religieuse, la vision de Freire est générative. La vertu n’est pas transmise d’en haut—elle est construite ensemble. Cet esprit de co-création morale a résonné dans toute l’Amérique latine à travers la montée de la théologie de la libération—un mouvement qui refusait de séparer la foi de la justice. Comme Freire, les théologiens de la libération affirmaient que la véritable religion ne pouvait rester neutre face à l’oppression. Ils insistaient pour que le sacré soit vécu à travers la solidarité avec les pauvres, et que le salut lui-même exige une libération collective. À leurs yeux, comme dans la pensée de Freire, la formation morale ne consiste pas en l’obéissance à l’autorité, mais en l’éveil des opprimés à leur dignité et pouvoir intrinsèques. Elle ne requiert ni la peur du châtiment divin, ni l’imitation des comportements des élites. Elle exige la confiance, l’écoute, l’humilité et l’engagement collectif.
De cette manière, Freire réalise ce que Tocqueville ne pouvait imaginer : enseigner la liberté sans hiérarchie. Il construit un ordre moral non par la contrainte, mais par la relation. Sa pédagogie est sacrée non parce qu’elle est religieuse, mais parce qu’elle redonne un sens sacré à l’acte même d’apprendre. Freire offre un cadre dans lequel le sacré survit non dans le dogme, mais dans la co-création—dans le travail partagé de devenir des êtres éthiques ensemble. Là où Tocqueville craignait l’effondrement de la vertu, Freire révélait les conditions sous lesquelles la vertu peut renaître—non d’en haut, mais d’en bas.
Épilogue
Les Simpson : relier ou libérer ?
Cet épilogue explore comment l’imaginaire libéral contemporain lutte—souvent sans succès—avec la nostalgie d’un centre moral. Cet échec n’est pas accidentel. Il découle de l’abandon d’une science matérialiste de l’histoire—sans matérialisme dialectique, les sociétés libérales modernes peuvent reconnaître la décadence morale, mais ne peuvent ni en comprendre, ni en résoudre les causes structurelles. Dans la culture populaire, ce désir surgit non par la lutte révolutionnaire, mais par des gestes fragmentés, ironiques, vers le sacré. Les Simpson, artefact culturel de la modernité tardive, offre un aperçu de cette quête brisée de sens.
C’est ce que Tocqueville ne pouvait imaginer : que la structure morale puisse émerger des opprimés, et non leur être imposée. Que la conscience puisse être cultivée par la lutte partagée plutôt que par la tradition héritée. Que le sacré puisse renaître—non dans les cathédrales ou les bureaucraties—mais dans le dialogue, la communauté, et même… à la télévision.
Dans l’épisode des Les Simpson intitulé « Warrin’ Priest: Part 2 » [64], le Révérend Bode Wright prononce un sermon qui cristallise un changement théologique profondément révélateur des contradictions matérielles et spirituelles de la vie moderne. Face à la baisse de fréquentation de l’église, Bode s’adresse à l’aliénation ressentie par les gens vis-à-vis de la religion institutionnelle :
« De moins en moins de gens viennent à l’église, et je comprends. Souvent, quand on dit qu’on croit en Dieu, les gens pensent que ça veut dire qu’on juge leur mode de vie ou qu’on pense que tout le monde sauf nous ira en enfer. » [65]
Il redéfinit alors le sens original de la religion—religio, du latin signifiant « relier » [66]— et propose une vision inclusive :
« Je veux nous rassembler tous, pas seulement les chrétiens, mais aussi les hindous, les bouddhistes, même les non-croyants. » [67]
Cela provoque Ned Flanders, nostalgique d’un passé moral plus rigide et ordonné :
« Est-ce que quelqu’un d’autre s’ennuie de l’église telle qu’elle était ? » [68] demande-t-il, n’obtenant que le silence et le chant des grillons. Il ridiculise ironiquement ensuite l’office comme « une fête dégoulinante d’amour », qualifiant Bode de « narcissique Kumbayoyo ». [69]
À cet instant, la série met en scène une confrontation théologique non seulement entre personnages, mais entre deux idéologies : l’une ancrée dans la punition et la pureté doctrinale, l’autre dans la grâce fluide et l’inclusion universelle. La dialectique se joue à travers un échange scripturaire—les versets sont brandis comme des armes rhétoriques dans un combat sur la nature et le dessein de Dieu.
Flanders insiste sur une lecture punitive de l’autorité divine :
« Alors il dira à ceux qui sont à sa gauche : ‘Éloignez-vous de moi, maudits, allez dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges.’ »
(Matthieu 25:41). [70]
Bode réplique en affirmant l’universalité de l’amour divin :
« Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi.» (Jean 12:32). [71]
Flanders riposte :
« Ils subiront la peine d’une ruine éternelle, loin de la présence du Seigneur. » (2 Thessaloniciens 1:9). [72]
Bode répond :
« Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, afin de faire miséricorde à tous. » (Romains 11:32). [73]
Enfin, Flanders remonte à l’origine du péché :
« Ainsi l’Éternel Dieu chassa l’homme du jardin d’Éden. » (Genèse 3:23). [74]
Et Bode revient à l’origine du bien :
« Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici, cela était très bon. » (Genèse 1:31). [75]
Chaque échange scripturaire incarne un affrontement dialectique : punition contre miséricorde, exclusion contre accueil, chute contre bénédiction. Là où Flanders présente l’Écriture comme un code légal destiné à réguler la moralité, Bode la lit comme un récit de réconciliation cosmique. Son refrain—
« Dieu est l’amour, le oui, qui met l’univers en mouvement. Dieu n’est que grâce, flux et pardon. Et si vous ne croyez pas cela, vous devriez lire la Bible un peu plus attentivement » [76]—fonctionne à la fois comme proposition théologique et comme relecture révolutionnaire.
Cette vision est façonnée par le passé controversé de Bode. À 19 ans, il fut « exilé » pour avoir brûlé une Bible—un acte qu’il regrette aujourd’hui. Mais la raison derrière ce geste éclaire toujours sa vision du monde :
« J’avais 19 ans, » dit-il, « j’ai vu comment les gens utilisaient la Bible pour diviser, exclure. Ils étaient tellement occupés à adorer la carte qu’ils oubliaient d’atteindre la destination. » [77] Depuis, il a vécu une vie nomade, rejeté par les institutions mais toujours engagé dans la quête du sens spirituel. Son ministère est le produit d’un développement dialectique—né de la contradiction, de la rupture et de la transformation.
Ce que Bode propose n’est pas simplement une nouvelle forme d’église, mais une synthèse : une théologie attentive aux conditions matérielles changeantes. Son Dieu n’est pas fixe mais en mouvement, défini non par la colère mais par le « oui »—un Dieu qui pardonne, qui coule, qui réconcilie. [78]
En termes matérialistes dialectiques, le message de Bode représente un changement idéologique en réponse à l’effondrement de l’autorité de la religion institutionnelle. Alors que la base matérielle s’érode, une nouvelle superstructure émerge. La religion non comme outil de jugement, mais comme pratique communautaire de réparation. Et dans cette confrontation, les angoisses morales de Tocqueville trouvent leur miroir en Ned Flanders—aspirant à la structure, incapable de faire confiance au peuple pour porter la vertu sans contrainte. Mais Bode, comme les opprimés à travers l’histoire, montre que la vie morale ne se termine pas quand l’ancien ordre s’effondre. Elle recommence, partout où les gens se souviennent comment aimer.
Le ministère de Bode n’a pas seulement provoqué les gardiens de l’ordre ancien ; il a inspiré une véritable ferveur. Les habitants de Springfield, habitués aux rituels creux, ont répondu à son message avec enthousiasme, voire révérence—le traitant comme une figure messianique.
Cela se manifeste clairement dans le numéro musical de Lisa Simpson, « Maybe This Time » [79]. Lisa, bouddhiste et scientifique, incarne souvent la foi brisée d’un monde trahi par ses institutions. Elle a perdu foi dans le christianisme en percevant son enchevêtrement avec les intérêts capitalistes (« She of Little Faith »), pleuré le départ de son instituteur adoré Mr. Bergstrom (« Lisa’s Substitute »), et vu même ses pairs intellectuels comme Sideshow Bob sombrer dans la corruption (« Sideshow Bob Roberts »). Pourtant, en Bode, elle entrevoit une possibilité qu’elle avait presque abandonnée : que la bonté puisse survivre sans domination. Sa chanson n’est pas un simple optimisme—c’est un acte révolutionnaire d’espoir contre le cynisme.
Elle chante non parce qu’elle fait confiance au monde, mais parce qu’elle ose encore faire confiance. La volonté de Bode d’honorer le bouddhisme comme partie de sa vision sacrée inclusive permet à Lisa de sentir, pour une fois, qu’elle n’est pas simplement tolérée, mais embrassée. Et pourtant, la dialectique tragique se réaffirme bientôt : lorsque la transgression de jeunesse de Bode est révélée, la communauté qui l’avait exalté se retourne contre lui. La soif du sacré retombe une fois de plus dans la peur et la trahison. En termes dialectiques, Lisa devient la figure de l’opprimé aspirant à une nouvelle synthèse—un cadre moral transcendant à la fois la rigidité doctrinale et la tolérance commercialisée.
Le désir d’un centre moral, perceptible même dans les formes culturelles fragmentées, signale la faim persistante de sens que la modernité libérale ne peut satisfaire. Cet échec n’est pas accidentel. Il découle de l’abandon d’une science matérialiste de l’histoire—sans matérialisme dialectique, les sociétés libérales modernes peuvent reconnaître la décadence morale, mais ne peuvent ni en comprendre, ni en résoudre les causes structurelles. Alors que nous entrons dans l’effondrement du sens à l’ère numérique, les enjeux de cette lutte deviennent encore plus clairs.
Conclusion: du nihilisme à la mémoire révolutionnaire
Dans les dernières pages de Black Pill: How I Witnessed the Darkest Corners of the Internet Come to Life, Poison Society, and Capture American Politics, Elle Reeve raconte un échange glaçant avec Fred Brennan, fondateur de 8chan. Autrefois défenseur enthousiaste de la liberté d’expression radicale, Brennan réfléchit à la manière dont la plateforme qu’il a créée est devenue un terrain fertile pour l’extrémisme, les théories du complot et la violence réelle. Désabusé, il admet :
« Je pourrais tout simplement commencer à croire en Jésus, » [80]—non comme une confession de foi, mais comme un effondrement dans le désir, une tentative désespérée de saisir du sens dans un monde qu’il a contribué à effondrer.
C’est l’avertissement de Tocqueville rendu réel: lorsque la liberté est séparée de la vertu, le nihilisme n’est jamais loin. Le parcours de Brennan—de la liberté sans limites à l’épuisement spirituel—incarne exactement la crise que Tocqueville redoutait : un désert moral déguisé en liberté démocratique.
8chan n’est pas simplement une anecdote ; c’est le point d’arrivée logique du libéralisme sans formation morale. C’est une parabole moderne de la liberté retournée contre elle-même. Créé au nom de l’expression sans contrainte, 8chan a évolué en un vide où haine, aliénation et violence ont prospéré—un miroir numérique de ce que Tocqueville pressentait : une société où la quête de liberté, privée de fondement éthique, mène non seulement à la perte de la vertu, mais aussi à celle du sens. 8chan montre que lorsque l’éducation morale, les liens communautaires et les cadres partagés sont supprimés, l’extrémisme comble le vide. Et ce vide ne peut être guéri ni par la censure, ni par le contrôle autoritaire. Il doit être rempli par une reconstruction du sacré—par la lutte, le soin, la mémoire et la conscience collective.
Le libéralisme moderne, en séparant la politique de l’éthique et la liberté de la responsabilité, abandonne le travail plus profond de la formation morale.
Sans un sens enraciné du but, les démocraties oscillent entre l’apathie et l’agitation, tournant autour des mêmes questions non résolues sans offrir ni libération ni sens.
« Une révolution qui ne défend rien ne fait que donner naissance à d’autres révolutions. » [81]
Et pourtant, Tocqueville n’a pas vu où la véritable formation morale subsistait. Il a perçu les dangers de la démocratie de masse, mais il n’a pas pleinement compris que le sens moral était préservé non par les élites ou les institutions, mais par ceux aux marges. Les esclaves ont enseigné la résistance par le rituel du vaudou. Martineau a affûté sa conscience par le témoignage et l’exclusion. Essombe a montré que la mémoire elle-même pouvait être une méthode de guérison et de reconstruction. Fidel a forgé une pédagogie révolutionnaire fondée sur la responsabilité, la solidarité et la discipline. Freire a transformé le dialogue en acte sacré d’éveil. Ces traditions ont maintenu la foi vivante—non comme abstraction, mais comme lutte vivante et incarnée. Elles ont montré que la vie morale n’est pas héritée d’une autorité, mais recréée à travers la relation, la mémoire et l’action collective.
Le sacré n’a pas été perdu. Il a été enfoui.
Et il est en train de se relever.
Nous vivons au cœur de la crise que Tocqueville redoutait—mais pas pour les raisons qu’il imaginait. Le libéralisme se défait non simplement à cause des forces égalitaristes qu’il craignait, mais parce qu’il a séparé la liberté de la responsabilité morale. Les cadres laissés derrière—les récits médiatiques, les institutions politiques, même les normes laïques—sont creux, incohérents, et souvent complices de la violence. Dans ce vide, le fondamentalisme surgit—le sionisme sanctifiant le génocide, le capitalisme disciplinant par l’illusion, et le nihilisme anesthésiant tout le reste. Tocqueville avertissait que le désir d’égalité pouvait devenir si envahissant que les individus préféreraient
« l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. » [82] Cet avertissement résonne dans la montée des plateformes comme 8chan, où l’absence de cadres moraux partagés a laissé place à un vide comblé par des idéologies radicales.
Cet essai soutient que le chemin à suivre n’est pas un retour aux anciens ordres moraux, mais une reconnaissance des pédagogies sacrées qui persistent parmi nous—enracinées dans la lutte, façonnées par la communauté, et attendant d’être rappelées.
La survie des traditions sacrées chez les opprimés n’offre pas une solution déjà accomplie, mais un fondement à partir duquel l’avenir doit être construit. En l’absence d’un héritage éthique transmis par les institutions libérales, la responsabilité incombe désormais ailleurs : à la mémoire, à la conscience, et à la volonté de forger de nouvelles alliances de solidarité. Que la prochaine ère sombre dans le nihilisme ou s’élève vers le renouveau dépendra non des ruines laissées derrière, mais de comment—et par qui—le sacré sera déterré, rappelé, et ramené à la vie à travers des actes de reconstruction morale.
Les individus et les communautés que Tocqueville a négligés—les esclaves, les colonisés, les ruraux, les marginalisés—ont poursuivi le travail de construction morale. Ils préservent des traditions sacrées jamais complètement brisées, reconstruisent l’éthique par la cérémonie, la pédagogie et le témoignage. Ils montrent que la révolution n’est pas simple invention ; elle est souvenir. Elle se produit lorsque le sacré ressurgit entre les mains de ceux qui ne l’ont jamais vraiment oublié.
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